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Le collier de rivière

De loin, le viaduc du chemin de fer barre la vallée étroite et ressemble à une formidable mâchoire à laquelle il manquerait des dents. Mais si l’on s’approche suffisamment on s’aperçoit que, pour franchir le point le plus bas, au niveau de l’eau, il prend appui sur deux longues jambes, tendues au maximum comme s’il redoutait de se mouiller les pieds.
Si l’on continue l’approche, on arrive à la rivière qui sort d’entre les gros rochers blancs chauffés par le soleil. C’est une eau très claire, peu profonde à cet endroit, bleue -à peine- avec des reflets gris
Le fil du courant passe entre les piliers de pierre qu'éclaire la réverbération du soleil puis, avant de rencontrer l’autre cours d’eau, plus trouble, presque vert, côtoie une longue grève de sable et de gravier, sorte de presqu’île formée par le confluent des deux rivières qui tardent à se rencontrer.
Sans la présence du viaduc, ce coin de nature sauvage et isolée pourrait être un paysage de Genèse. Sur cette langue de sable gris parsemé d’éclats brillants et cernée par l’eau de chaque côté, Estelle et Marc sont étendus, les corps dans le prolongement l’un de l’autre, les têtes proches, silencieux.
Ce ne sont pas des enfants. Marc a plus de trente ans. Il a beaucoup sacrifié à la vie qu’il aime passionnément. Pour cela il ne s’est jamais attaché à un lieu ou à une personne. Enfin, c’est ce qu’il se dit, au chaud soleil de septembre et, en gros, c’est vrai. Il est fier de son indépendance et redoute de la perdre. Mais cette liberté qu’il agite si orgueilleusement sous le nez des autres, peut-être la montre-t-il un peu trop et peut-être aussi ne lui accorde-t-il autant de prix qu’afin de valoriser sa propre vie.

Il songe avec lucidité que si être libre c’est aller où l’on veut et faire ce que l’on veut, en fin de compte, cela se résume pour lui à être allé nulle part et n’avoir rien fait. C’est avoir sans cesse tenté d’aller dans de nouvelles directions. Cette liberté auto proclamée, peut-être ressemble-t- elle au vol sonore de la mouche qui emplit la pièce de son bourdonnement et exploitant les infinies possibilités de directions, renforce la certitude de finir dans la toile d’araignée.
Estelle se rapproche de ses vingt-huit ans qu’elle atteindra cet automne, donc très bientôt. Chaque été finissant la plonge dans une double nostalgie : C’est d’abord la fin évidente de l’été avec les jours somptueux de septembre à la lumière dorée mais déjà plus oblique, et c’est également la prise de conscience de cette année supplémentaire venant s’ajouter aux autres au moment précis où la nature, parce que davantage sensibilisée, rend plus aiguë la perception de la fuite - et de la pesanteur même - du temps. Est-ce pour cela qu’aujourd’hui elle se sent plus fragile, plus vulnérable ?
Elle a une silhouette très juvénile –elle est plutôt petite et même frêle- avec, à peine perceptible, un certain épanouissement du bassin. Peut-être est-ce l’effet du maillot deux-pièces et la position à plat ventre…
Son petit visage triangulaire est surmonté d’une chevelure noire ébouriffée, avec une épaisse frange qui cache tout le front et s’arrête au niveau des yeux, accentuant le forme particulière de ce visage de chat.
Cela lui donne un air têtu et volontaire. Au début il la jugeait très effrontée car elle a une manière de soutenir le regard qu’il croyait pleine de sous- entendus, ce qui l’avait aiguillonné.
Estelle a des yeux étrangement fixes et clairs, presque pâles. Marc regarde ces yeux, ils ont exactement la couleur de l’eau derrière elle, à peine bleutés avec des reflets gris.
Elle est étendue sur le sable, sa tête relevée se découpe sur la rivière et permet à Marc d’embrasser du regard l’eau, les yeux et, à nouveau l’eau, sans distinguer la moindre différence. C’est exactement comme si la rivière coulait à l’intérieur de la tête, la traversant de part en part et donnant sa coloration à la transparence du regard.
Il imagine qu’il n’y a peut-être rien derrière ce regard tranquille et fixe qu’il croyait assuré, si ce n’est de la détresse. Mais ne lit-il pas naïvement dans le regard d’Estelle ce qu’il aimerait y trouver ?
C’est qu’il est un peu en détresse lui aussi, Marc. Le silence s’est installé au milieu d’eux. Se voyant observée de façon si directe Estelle se montre surprise et irritée. Elle a un mouvement de menton, impatient et provocateur à la fois en levant la tête. Marc s’efforce de rompre le silence. C’est d’ailleurs presque toujours lui qui fait tomber ce mur invisible si vite installé et rendant plus ardue toute communication. Estelle démontre dans ce domaine –garder le silence- des possibilités insoupçonnées. Elle est capable de moments de mutisme complet qui apparaissent interminables avec une manière bien à elle de soutenir la conversation et d’y participer sans presque jamais desserrer les dents. Seuls, quelques monosyllabes ou quelques exclamations avec parfois un petit rire, montrent qu’elle suit, avec de grands mouvements de tête un peu enfantins pour dire oui ou non.
Marc intervient :
-Eh…le Sphinx !
Mais elle hoche la tête et sourit sans répondre, le regard toujours fixe.

Ils se connaissent depuis plusieurs mois et, travaillant assez près l’un de l’autre, ils sont appelés à se rencontrer souvent.
Accroché à ce regard étrange dès le premier instant Marc trouva rapidement un prétexte pour inviter Estelle qui ne refusa pas. Et cela se renouvela plusieurs fois encore par la suite. Ainsi naquit une drôle d’amitié, faite d’une certaine familiarité mais de peu d’intimité, car ils étaient rarement seuls. Elle arrivait souvent avec une amie au cinéma, un couple d’amis au théâtre, une collègue de travail au restaurant, de façon si naturelle qu’il était difficile d’y déceler une intention délibérée. De plus, elle avait recueilli son père dans son appartement…

Ils partagent parmi beaucoup de points communs, celui d’une volonté farouche d’indépendance et de solitude protégée. Ils sont donc bloqués tous deux dans leur personnage et les silences obstinés d’Estelle favorisent peu les confidences. Pourtant ils apprécient d’être ensemble et se retrouvent avec plaisir. Quand après les vacances d’août, il lui proposa de passer le samedi après-midi au bord de l’eau : -Un coin de paradis, calme, isolé, vous verrez c’est merveilleux 
! Elle accepta avec empressement.

Il espérait bien que cet après-midi lui permettrait de faire évoluer la situation. Le mois de séparation lui avait apporté une surprise : Tous les jours, il avait pensé à elle !
Il avait retrouvé certains détails dans sa mémoire : Une main un peu trop longtemps retenue et qu’il n’avait pas retirée ou bien certaines allusions et des attitudes qui démontraient, peut-être un intérêt. Et si Estelle avait, elle aussi beaucoup pensé à lui ? Il se souvenait du soir, après qu’il l’eût raccompagnée jusqu’à sa porte où il l’avait saisie aux épaules. Elle avait reculé son visage sans brusquerie mais avec fermeté, sans jamais quitter les yeux de Marc qui s’avançait vers elle, sans jamais cesser de sourire et en faisant de la tête un non imperceptible, un non bien sûr, mais si léger, si léger…
Si léger qu’il eut envie de le transformer en oui ! Il lui semblait que ce n’était pas impossible et il le désirait tellement ! Mais il redoutait les silences d’Estelle, et maintenant, il redoutait de la perdre.
Après avoir parlé de leurs vacances, lui, très longuement, elle très peu, le silence s’installe encore et il bute toujours sur ce regard fixé sur lui qui le
trouble et le déconcerte. Marc, par bravade, parcourt des yeux le corps d’Estelle. C’est la première fois qu’ils sont presque nus l’un devant l’autre. Il découvre ce corps bronzé, il a un peu honte de sa peau beaucoup plus blanche. Il a l’impression d’être plus nu qu’elle ! Elle ne porte aucun bijou, pas de collier, pas de bague. Son regard remonte jusqu’au visage et rencontre à nouveau les yeux couleur de rivière sous la frange sombre des cheveux. Il décide alors de se jeter dans l’eau de ces yeux.
-Vous êtes belle !
Lui qui tutoie facilement ne lui a jamais dit tu. Mais les yeux ne se troublent pas. Elle sourit, hoche un peu la tête (Est-ce un oui ?) et dit à voix basse :
-Oh ! Je suis vieille. Il sourit
-Comment ? Vieille ! Mais, vous êtes merveilleuse ! Vieille ! Pourquoi dites-vous cela ?
Je suis trop vieille pour être encore seule, on m’en fait trop souvent le reproche.
-Alors, qu’attendez-vous ?
-Pour ?
Pour ne plus être seule !
J’attends d’en avoir envie, cela ne se commande pas !
Elle ajoute vivement en riant peut-être un peu trop fort :
-Je me trouve très bien comme cela, et puis je ne pourrai partager ma vie qu’avec un capitaine au long cours ! Quelques jours de temps en temps et encore, en sachant qu’il va repartir bientôt.
Il rit avec elle, et pourtant…Mais il continue :
-Je peux vous poser une question ? La tête acquiesce d’un très léger mouvement.
-Pourquoi ne portez-vous pas de bijoux ?
-On ne m’en a jamais offert, et puis les bijoux symbolisent un peu trop les chaînes, dorées certes, mais chaînes tout de même. Et je n’aime pas être attachée. Comme le loup de la fable, vous savez celui qui dialogue avec le chien, je ne me laisse pas passer de collier autour du cou car s’en serait fini de ma liberté.
-Ah ! L’indépendance, la liberté !... Vous avez bien raison !
Il regarde Estelle qui le fixe avec gravité et, doucement, ils se sourient, ce petit rire, nerveux et crispé d’abord, qui se transforme bientôt en un grand éclat de rire qui les secoue sur la plage.
Marc ratisse machinalement le sable avec la main et ramène entre ses doigts un morceau de fil de pêche, un mince fil de nylon auquel sont encore accrochés trois petits plombs sombres, celui du milieu est un peu plus gros que les autres. Il joue avec le fil, l’enroule entre ses doigts, en éprouve la solidité, fait coulisser les plombs. Il regarde Estelle à nouveau silencieuse. jamais elle n’avait parlé si longtemps ! Une larme due au fou rire perle encore au coin de ses yeux ; Ainsi mouillés, ils paraissent plus vulnérables.
-Ohé, le Sphinx ! Qu’y a-t-il derrière vos yeux ? Pourquoi me regardez-vous ainsi en silence ? Est-ce un masque ? Une cuirasse ? Une manière de ne pas se livrer ?
Elle répond à toutes ces questions en remuant chaque fois la tête de haut en bas et elle ajoute du bout des lèvres : -Vous m’intimidez, c’est cela.
Oh la la, il ne faut pas ! affirme-t-il avec force puis, comme s’il avait énoncé ce conseil pour tous les deux, il ne peut s’empêcher d’ajouter :
-Moi aussi, vous m’intimidez.
Estelle sourit et, pour la première fois peut-être, ferme les yeux en souriant. Alors Marc a une inspiration soudaine. Il a toujours dans les doigts le fil de pêche. Il fixe avec les dents les plombs à égale distance les uns des autres, puis noue les extrémités du fil. Estelle délaissée, se met à genoux et s’intêresse :
- Que faites-vous ?
- Un collier
- Un collier ?
- Oui, il est si léger, si invisible que la personne qui le porte ne le sent pas sur elle et les autres ne le voient pas. Seuls, les trois petits plombs révèlent son existence mais comme ils ne paraissent pas reliés entre eux, on ne peut pas dire que c’est un vrai collier. Je vais l’appeler « LE COLLIER DE RIVIÈRE » en souvenir de cet endroit. C’est le plus discret, le plus sobre des bijoux qu’on puisse concevoir.
- C’est original, et pour qui ce collier ?
Marc se dresse à son tous sur les genoux
- Pour vous, si vous le voulez.
- Pour moi ?
- Oui, pour vous. On ne vous a jamais offert de collier ?
Alors je vousl’offre. Oui, vous ne voulez pas de laisse mais, vous savez, la laisse réunit toujours deux êtres. Bien malin qui peut dire à quel bout de la laisse se situe celui qui est le plus attaché. Alors, ce collier que je vous offre, peut- être me lie-t-il davantage que vous si vous l’acceptez. Et puis, il est si léger, si discret, si irréel…
- Croyez-vous ? Ce n’est pas parce qu’il est invisible qu’un lien n’existe pas !
Elle a répondu avec sérieux et presque brutalement. Ils sont tous deux à genoux, face à face. Marc voudrait désarmer cette gravité. Il s’efforce d’être enjoué quand il insiste en le lui présentant :
- Je vous l’offre ce collier, le voulez-vous ?
- Elle ne répond pas mais le regard couleur de rivière fixé dans ses yeux, elle engage la tête d’un mouvement très conduit et aide Marc à faire descendre ce collier sans poids le long des cheveux, jusqu’au cou.
Marc tend le collier avec application. Il met en place délicatement les minuscules plombs, un peu plus bas que la base du cou. Puis il pose les mains sur les épaules nues d’Estelle, tend les bras de façon un peu théâtrale, la repoussant pour prendre du recul et observer l’effet produit.
Les yeux étranges, lui semble-t-il, brillent un peu plus, à moins que ce ne soit un reflet du soleil qui décline.
Elle sourit
Alors, il tire Estelle à lui par les épaules. Elle résiste, tendue, puis, sous la pression insistante des mains qui la serrent, rapproche lentement son visage et Marc voit ces yeux de rivière arriver vers lui, s’agrandir, devenir immenses.
Il va y plonger, s’y noyer lorsque la bouche d’Estelle pose un petit baiser fermé sur ses lèvres. Puis la tête entière s’incline et vient se poser sur la poitrine de Marc.

Lorsque, se tenant par la main, ils reviennent de la vallée solitaire fermée par le viaduc du chemin de fer, le soleil déjà bas sur l’horizon fait briller d’un éclat légèrement cuivré trois petites étoiles sur la poitrine d’Estelle.