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Le marchand d'amour
    L'amour éternel existe-t-il ?

L’amour, en latin, se dit : amor. Cela sonne comme : À mort ! La mort d’ailleurs, se dit : mors. Il y a là une ressemblance qui n’est certainement pas fortuite.
L’homme a depuis toujours le pressentiment - déjà l’homme de Cro- Magnon s’en préoccupait- que l’amour rend plus fortes la présence et l’idée de la mort.
On appelle la « petite mort » l’état de semi conscience provoqué par la jouissance sublime qui nous envahit après avoir fait l’amour et qui couronne cette fusion particulièrement réussie.
L’exaltation d’un grand bonheur distille au fond du cœur le venin noir du malheur contenu dans le paquet cadeau qu’est la vie. Tout est périssable et mortel, on sait donc que cela se terminera mal. On est obligé d’accepter le cadeau dans son ensemble ou de le refuser. Cette dernière solution est rarement choisie. Seuls les individus trop craintifs ou ceux qui sont capables de se sublimer choisissent de ne pas goûter à la dragée au miel en sachant qu’elle fondra plus ou moins vite et qu’on finira par arriver au fiel.
Bien que pour la plupart d’entre eux, ils aient déjà fait cette expérience au moins une fois, la grande majorité des humains, ayant faim d’amour, se jette sur la dragée et se retrouve toujours surprise puis désespérée par le goût d’amertume qui envahit la bouche et fait pleurer le cœur.

Je voulais, moi aussi, un amour éternel et je me suis mis en quête d’un marchand d’amour.
J’ai longtemps parcouru les quartiers spécialisés dans ce genre de commerce.
J’ai découvert des boutiques où l’on vendait des plaisirs en tous genres, des satisfactions -surtout d’amour propre- avec du succès et des honneurs, des délices, de la joie, du bonheur. Beaucoup de marchands de bonheur qui ne donnaient pas l’impression de croire vraiment à la qualité de leurs produits. Mais il n’y avait jamais de l’amour si ce n’est comme accessoire.
Je commençais à désespérer, ce genre de commerce n’avait pas survécu à l’arrivée des grandes surfaces, le produit n’était plus fabriqué, encore un savoir- faire qui s’était perdu. Ce n’est pas dans une ville que je trouverais un amour éternel.
Il existe toujours mais elles se font rares, certaines petites villes, des bourgs centres, chefs-lieux de canton, qui n’ont pas complètement vendu leur âme en sacrifiant à un modernisme outrancier au nom du progrès. On peut y rencontrer des petits commerces dans lesquels il est encore possible de découvrir des produits qui n’existent plus ailleurs. C’est peut- être vers là qu’il me faudrait chercher.
En effet, en marchant dans les vieilles rues d’Anduze, non, pas dans les quelques rues qui vont du Plan de Brie à la place du Marché où se trouvent les boutiques qui vendent aux touristes moutonniers les produits à la mode, mais dans une de ces rues qui ne sont pas qualifiées de « commerçantes » étroites et sombres, un peu négligées et pas très propres sur elles, elle était là.

C’était une toute petite vitrine rendue opaque par un rideau (À quoi bon une vitrine alors ?) pas plus large que la porte du magasin elle aussi masquée jusqu’à la hauteur des yeux. Au-dessus de cette boutique anodine et mystérieuse il était écrit : «Amours en tous genres ».
Je poussai la porte le cœur battant. Une clochette cristalline retentit. Un vieux monsieur apparut. Il portait une chemise dont les manches longues étaient tenues par un élastique au-dessus du coude, une cravate et des bretelles comme dans les films anciens, en noir et blanc.
Après l’avoir salué bien poliment, je lui dis : 
- Je voudrais que vous me montriez vos amours. J’aimerais en choisir un qui me convienne.
- Tout de suite, Monsieur, répondit-il, guilleret,
- J’en ai un grand choix à votre disposition. 
Il épousseta sa banque qui était recouverte de poussière et j’en conclus qu’il ne devait pas avoir beaucoup de clients, puis il commença à me présenter ses amours.
-J’ai des amours de toutes sortes. J’ai des amours vénales, à tous les prix selon les prestations.
Et il commençait à m’énumérer toutes les spécialités et les personnages quand je l’arrêtai brusquement :
- Ce n’est pas ce que je cherche.
- Vous avez raison, même si la clientèle s’en satisfait, ce ne sont pas des articles d’une grande qualité, ils ne durent pas longtemps et, au bout du compte, ils coûtent cher. Je vois que vous êtes un sentimental, alors je peux vous offrir des amours romantiques. Dans ce genre aussi les tarifs et les prestations varient à l’infini.
- Nous avons le classique voyage à Venise qui propose évidemment la place Saint Marc, le Grand Canal, un trajet en gondole avec gondolier et bel canto, le Pont des Soupirs. Mais les amours ne durent que le temps du séjour. Le retour est à la charge du participant et s’effectue chacun de son côté.
- Nous avons la nuit dans une demeure historique, mais la prestation s’achève avant le lever du jour avec le chant du rossignol
-Il existe également le séjour à la neige avec promenade en traîneau, fourrures partout et feu de bois dans la cheminée. Mais la chute en est souvent une rupture agrémentée, si je puis dire, d’une fracture.
- Ou bien encore, un séjour dans une île avec mer bleue, lagon, sable blanc et cocotiers. Le prix comprend également un ouragan ou un cyclone selon le lieu et un naufrage avec moral au-dessous de la ligne de flottaison. »
Il me présenta, romantiques, mais un cran au-dessus si je puis dire, les amours désespérées avec suicide, soit tout seul soit mieux, à deux dans une chambre d’hôtel après avoir fait l’amour une dernière fois.
Devant mon hésitation, il me montra les amours contrariées :
- Un rayon très fourni, un article courant, le plus souvent parce que l’un des deux n’est pas libre ou pas sûr de son amour, mais nous avons toutes sortes de contrariétés : Les classiques, éternelles et toujours d’actualité, la race, la religion, l’intérêt, la maladie. Le sida marche très bien actuellement, il a détrôné la leucémie qui avait elle-même déboulonné la tuberculose qu’on croyait pourtant indéracinable. Il existe encore dans cette catégorie, l’accident avec sa variante toute nouvelle, l’attentat – gros succès émotif- le chômage, la pauvreté, la prison, la drogue. Vous n’en voulez pas ?

- J’ai un amour platonique, mais je ne parviens jamais à le caser. Je vous ferai un prix. C’est un article qui ne marche pas actuellement, avec un autre qui n’a pas de succès lui non plus, l’amour fidèle avec serment garanti pour au moins dix ans.
- J’ai encore des amours cruelles, sado-maso, avec fouets, fers, attaches,cuirs, etc…C’est un article spécial qui a une clientèle régulière mais il faut aimer si j’ose dire.
- J’ai des amours contre nature, enfin, c’est la dénomination ancienne de nos jours on dit homo. Il y a des amours pour hommes, des amours pour femmes. Ce sont des modèles mieux acceptés maintenant mais encore difficiles à porter, surtout en famille ou au travail. Cela ne convient pas à tout le monde. »

Comme aucun ne semblait à ma convenance, il me présenta avec toujours autant de conviction, tous les articles de ses tiroirs : Les amours pot-au-feu, les amours pépères, les amours à la mémère comme le petit chien, les amours cachées, secrètes, inavouées, les inavouables (L’inceste est un article plus prisé qu’il n’y paraît) les impossibles, les impensables, les amours mortes mais qui ne le savent pas, les à fleur de peau, les du bout des lèvres, les à pleines dents…
Tous les articles garantis plus ou moins longtemps. On pouvait même souscrire une assurance pour diminuer les méfaits de la fin programmée.
Devant mon désarroi, il me dit excédé :
-  Mais, enfin, Monsieur, que désirez-vous ? Le savez-vous, au moins  ?
-  Je voudrais un amour éternel. 
Il se fâcha tout rouge.
- Monsieur, c’est un article qui n’existe pas ! 
Puis il s’attendrit :
- En tout cas, il n’existe plus. Il y a bien longtemps, mon grand-père qui tenait déjà la boutique me racontait des histoires d’amours éternelles et m’assurait qu’il en avait dans son magasin. Je ne sais pas s’il faut le croire ou si ce n’étaient que des histoires. Mon bon monsieur vous m’êtes bien sympathique et je peux vous le dire, j’ai longtemps été comme vous. Je croyais bien que cette espèce d’homme avait disparu et que j’étais le dernier. Un amour éternel !!! Vous pensez bien que j’ai cherché partout, de la cave au grenier, dans tous les tiroirs, mais je n’ai jamais trouvé pour moi. Alors pour vous… Je n’ai rien qui puisse faire votre bonheur, mais vous ne voulez pas essayer un de mes articles  ?
Devant mon refus poli, il ajouta encore :
- Ce n’est plus de notre époque, n’ayez pas de regret, La production en est arrêtée depuis longtemps. Même en Chine, on ne le fabrique pas. L’amour éternel n’existe plus !!! 
Il ajouta pour me consoler :
- D’ailleurs, un tel amour a-t-il existé un jour ailleurs que dans l’imagination des conteurs et des romanciers ? Il est permis d’en douter. 
Et il dit encore, mais cette phrase s’adressait peut-être plus à lui-même qu’à moi :
-  Enfin, on peut toujours rêver…